Voyage au      Viet Nam sur la route Mandarine

Le secret du papillon noir

(chapître du dragon de coeur)

La rivière Hien Luong n’a plus aujourd’hui la couleur rouge du sang ou noire du deuil. Elle charrie des eaux tumultueuses et grises qui selon les caprices des crues peuvent passer du brun au marron, la couleur de la terre quand celle-ci se liquéfie. Je marche à présent sur une vieille et longue passerelle faite de planches soutenues par une solide ossature métallique. Je suis en plein sur le 17ème parallèle, cette ligne géographique et abstraite qui servit de frontière entre 1954 et 1975, à deux républiques distinctes et ennemies, habitées par un seul et même peuple vietnamien. Le vent souffle fort ce matin. Le feuillage des arbres anime la grisaille du ciel. Un grand drapeau rouge frappé d’une étoile jaune, le drapeau national du Viêt Nam, ondule au grés du souffle, au sommet d’un immense mât dressé sur un monument commémoratif à la gloire des soldats tombés au combat sur cette ligne stratégique conquise de haute lutte. A côté de cette vieille passerelle construite par les Français à l’époque coloniale, un autre grand pont en béton celui-là, beaucoup plus imposant, fait un saut par dessus cette belle rivière aussi large que le Rhône en Avignon. Les voitures, les camions et les vélomoteurs l’empruntent jour et nuit, la passerelle n’étant ouverte qu’aux piétons. Cette rivière Hien Luong a tout vu, tout connu du combat fratricide qui opposa le nord et le sud pendant des décennies de guerre. Là passait la frontière, là se trouvait entre 1954 et 1975 la ligne de frottement et d’affrontement meurtrier entre les deux camps et les deux armées adverses. Le déluge de feu y fut plus violent que nulle part ailleurs au Viêt Nam. Depuis la fin du conflit (1975), les autorités du pays y ont élevé plusieurs monuments. Les anciens bâtiments de l’époque coloniale française ont été restaurés comme des témoins de l’histoire destinés à l’enseignement des jeunes générations et à l’information des visiteurs. Le bâtiment de l’ancienne douane abrite des statues en résine, de soldats et de douaniers. Un douanier armé du nord parlemente avec un douanier armé du sud : ils sont en résine, et donc on ne comprend pas trop ce qu’ils se racontent.
Ils sont tous les deux vietnamiens, mais représentent deux pays, deux forces, deux régimes opposés. Là-bas, sur la rive droite, près du fleuve, un pavillon en bois abrite d’autres reconstitutions historiques et des personnages de cire. Un groupe de délégués du Nord discute ainsi avec des délégués du Sud tandis qu’une hôtesse en tunique traditionnelle apporte un plateau chargé de tasses à thé et de biscuits. Plus loin, un musée au bord de la route nationale numéro Un conserve des collections d’armes et de documents liés à la guerre sur le 17ème parallèle. Sur l’esplanade, une statue d’Hô Chi Minh attire un groupe de visiteurs vietnamiens qui s’y arrêtent le temps d’une photo. Un des hommes s’adresse à nous  pour que nous les prenions à nouveau en photo. Cette fois, il ne manquera personne sur l’image. Il tend à Hoai Anh un appareil numérique, et clic clac, la tâche est accomplie, le petit groupe est gravé dans la carte-mémoire. Hoai Anh m’explique qu’ils voyagent du sud au nord du Viêt Nam à bord d’un véhicule tout terrain et qu’ils se sont arrêtés au bord de la rivière Hien Luong pour visiter les lieux commémoratifs du 17ème parallèle. Une des personnes du groupe, un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu d’une veste bleue foncée, s’approche et discute avec le colonel Lê. Le cheveu noir et court, la démarche rapide, le débit de parole vif et exultant, la voix haute, les yeux enchantés par je ne sais quoi, il dirige le voyage. Il s’appelle Vu Duy Huong et travaille comme haut-fonctionnaire au ministère du Développement rural. On me présente comme un ami journaliste français. Il s’approche de moi maintenant, me regarde, et me prenant par le bras qu’il attrape d’une poigne ferme, me conduit à toute allure vers le véhicule garé sur le bas-côté de la route. Il ouvre la porte arrière, j’entre dans l’habitacle sans savoir la raison de son geste. Monsieur Huong me montre alors une grande boite rectangulaire en bois, couverte du drapeau national vietnamien.
Je comprends qu’il s’agit de quelque chose d’important pour lui. « Ce sont les restes de mon frère ! » me lance-t-il. « Je transporte dans cette urne funéraire provisoire les ossements de mon frère Vu Nhu Thuan, mort au combat à l’âge de vingt-quatre ans, pendant la guerre du Viêt Nam ». Les autres personnes du groupe se rassemblent autour du véhicule. Il y a là un chauffeur, un soldat en uniforme, le frère de monsieur Huong, et une femme que l’on me présente comme une medium parapsychologue capable de retrouver les restes des défunts grâce à des pouvoirs spéciaux. Monsieur Huong poursuit son récit, Hoai Anh mon ami s’empresse de le traduire. « Mon frère, soldat dans l’armée du Nord, a été tué au combat en 1972 quelque part dans le sud du pays. Il avait vingt-quatre ans. Nous ne savions pas où étaient ses restes. En 1977, nous avons appris officiellement sa disparition, soit deux ans après la fin de la guerre. Nous ne savions rien de plus. Pendant des années, nous avons cherché à retrouver sa trace, nous avons cherché sa tombe. Nous ne savions rien du tout, rien  sur son lieu d’inhumation. Je ne savais même pas si une tombe lui avait été dédiée. Je savais qu’il était mort, rien de plus ». Alors qu’a fait Monsieur Huong ? Il a attendu patiemment au fil des ans que l’histoire de son frère soldat disparu revienne à la surface des consciences morales de la famille, mais il n’a pas tenu longtemps dans cette situation d’expectative et d’interrogation. Comme chef du clan, il voulait retrouver coûte que coûte les traces de son frère défunt, pour permettre à la famille de faire le deuil de cet être cher trop tôt frappé par le destin. Il a cherché partout, dans les archives de l’armée, interrogé des témoins, des anciens combattants, des soldats revenus du front. Rien ! Un beau jour, c’était vers 1998, aidé par une association d’anciens combattants, il s’est décidé à contacter une personne du nom de Phan Thi Bich Hang, une jeune femme de Hanoi, âgé d’une trentaine d’années, connue de bouche à oreille pour sa capacité à retrouver les disparus et les morts.
Madame Hang a une histoire peu commune. Mordue par un chien enragé à l’âge de douze ans, elle est tombée gravement malade. La rage l’a poussé très vite vers la porte de la mort. Tombée dans le coma, elle a été déclarée définitivement morte. Erreur humaine ? Elle a été mise dans un cercueil et on commençait l’oraison funèbre quand un bonze inspiré a déclaré à la famille que la jeune fille n’était pas morte mais bien vivante. Dans le cercueil, quelles furent les pensées de la morte-vivante ? A-t-elle eu la force de méditer sur sa destinée comme le fait le colonel Chabert, le héros de Balzac, jeté par erreur dans une fosse remplie de soldats morts, enseveli vivant parmi les cadavres : « Je compris là où j’étais, l’air ne se renouvelant point, que j’allais mourir…il régnait un silence que je n’ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau… ». Stupéfaction dans l’assemblée ! Le bonze insiste et demande que l’on vérifie la véracité de ses propos, en ouvrant le cercueil pour voir si le cadavre vit toujours. Les officiants obtempèrent, ouvrent le cercueil, un médecin s’approche et constate que le corps vit toujours, qu’il ne s’agit que d’un coma prolongé et non d’une mort définitive. Quelques jours plus tard, la fausse morte est revenue à la vie. De ce séjour provisoire au seuil du royaume de l’au-delà, la revenante a été transformée mentalement au point de disposer de pouvoirs « surnaturels » et anormaux pour prédire la mort des autres, dit-elle, pour chercher les morts et retrouver leurs traces dispersées au hasard de la vie et de la guerre. Ses recherches couronnées de succès lui ont valu une réputation unique au Viêt Nam : elle est capable de faire ce que personne ne peut faire à savoir sonder l’inconnu et l’irrationnel pour accéder à un monde où la raison n’a pas sa place. Nul ne peut expliquer par la raison ce que cette femme est capable d’accomplir. Les plus sceptiques la considèrent comme une gentille sorcière du new age. Les plus croyants comme une sainte moderne, une bienfaitrice du peuple. Les plus cartésiens, les plus voltairiens des Vietnamiens l’observent avec curiosité sans la railler mais ne s’inclinent pas devant l’irrationnel. Ils constatent simplement qu’elle est très sollicitée et que ses recherches sont souvent fructueuses. Elle a permis à des centaines de familles de retrouver les restes de leurs chers disparus, et de faire le deuil nécessaire à la paix des âmes. Du moins c’est ce que l’on m’a conté. En Europe, on appelle ces personnes des parapsychologues. Au Viêt Nam, elle a été reconnue et admise au sein de l’armée pour se mettre au service des familles désireuses de retrouver les restes et les ossements des soldats déclarés disparus. Les familles viennent la consulter comme on consulte les géomanciens et les astrologues, lui remettent de nombreux renseignements sur le disparu, son nom, son âge, le numéro de son régiment, elle s’enferme ensuite pendant plusieurs jours chez elle, seule. Elle prie, se concentre, se coupe du monde, se retire momentanément du brouhaha de la vie, puis au terme de cette période de recueillement, elle délivre aux familles les résultats de ses pensées, le fruit de ses intuitions. Et la clef de l’énigme sort alors de sa bouche, tel un oracle des temps modernes, en quelques phrases pratiques : elle donne un nom de lieu, ou un nom de cimetière de soldats inconnus où elle pense que le mort pourrait avoir été inhumé ou enterré. Informé de ses pouvoirs, monsieur Huong, était donc décidé à lui rendre à nouveau une deuxième visite. Une nuit, il fait un drôle de songe. Son frère défunt Thuan lui apparaît en rêve, et celui-ci prononce un nom : Van Co. Monsieur Huong comprend que ce pourrait être le nom du lieu où son frère est enterré. Il frappe à la porte de Madame Phan Thi Bich Hang. La medium lui délivre quelques pistes, qui seraient suffisantes pour aller sur le terrain à sa recherche. Suivent quelques semaines d’attente et d’indécision. L’imprévu arrive une nuit d’avril 2008 sous la forme d’un papillon…
Cette nuit là, dans le salon de la maison familiale de la famille Vu à Thai Binh, des bâtonnets d’encens brûlent en mémoire des ancêtres et des défunts de la famille. La soirée a été consacrée à une veillée de prière. Les uns et les autres dorment du sommeil du juste, quand un gros papillon nocturne fait irruption dans le salon, en passant par la fenêtre ouverte. Il est quatre heures du matin. Monsieur Huong, dormant sans doute moins profondément que les autres, se réveille, aperçoit le grand papillon (buom buom, en vietnamien) voleter dans la pièce puis se poser sur un divan. Par curiosité, il s’approche de l’animal. « Je n’avais jamais vu un papillon comme celui-là. Il était immense, environ une trentaine de centimètres d’envergure. Ses ailes étaient brunes et marrons, avec des motifs étranges et deux petites tâches translucides comme des hublots formés par les hasards de la nature. Mais le plus curieux résidait dans le dessin figurant à l’extrémité de ses longues ailes. Celles-ci se terminaient par des motifs en forme de tête de serpent ». Il s’agit d’une espèce de papillon nocturne très rare, appelé Attacus Atlas par les entomologistes, et plus connu sous le nom de Papillon-Cobra. Les extrémités de ses ailes sont des leurres pour ses prédateurs. Monsieur Huong le prend en photo, et voit un signe dans cette apparition. « Je ne suis pas un adepte de l’irrationnel, loin de là, mais nous autres Vietnamiens, nous accordons une attention particulière aux papillons. Ils annoncent toujours un évènement lié aux morts. On pense qu’ils peuvent aussi représenter l’âme errante d’un mort proche ». Le grand papillon-cobra est resté dans le salon environ deux heures puis il s’est envolé pour disparaître dans la nuit. Le lendemain, Monsieur Huong, convaincu qu’il fallait partir illico presto sur le terrain, frappe à nouveau à la porte de Madame Phan Thi Bich Hang, la célèbre médium. Quelques mois après, le 2 décembre 2008, accompagné de cette femme et d’un groupe de cinq personnes, il quitte Hanoi à bord d’un véhicule tout-terrain pour se rendre à deux mille kilomètres au sud de Hanoi, jusqu’à Long An, une bourgade située à une heure de voiture d’Ho Chi Minh-Ville (Saigon). Objectif : retrouver les restes du soldat Vu Nhu Thuan. Les restes du frère mort le 19 mai 1972 reposaient en effet depuis trente-six ans sous une petite tombe du cimetière de Long An, parmi des milliers d’autres, abritant des corps de soldats identifiés ou inconnus. Ce jour-là, Monsieur Huong a éclaté en sanglot en apercevant le nom de son frère inscrit sur une petite plaque oubliée dans une immensité funèbre. Ce fut un des plus beaux jours de sa vie et de ses proches parents ! 
Adossé à la banquette du véhicule tout-terrain, toujours garé sur le bas-côté de la route, près de la rivière Hien Luong, monsieur Huong pose à présent sa main sur la boite funéraire couverte du drapeau vietnamien, et poursuit son récit. Puis il s’arrête et me dit : « Ce n’est pas fini. J’ai été alerté par un premier papillon annonciateur, et maintenant nous voyageons avec un autre papillon qui lui, j’en suis sûr, représente l’âme de mon frère ». Je vois un superbe papillon noir, aux ailes longues, élégantes, courbées, mouchetées de tâches blanches aux formes géométriques, comme dans une peinture moderne. Il ne bouge pas. Les ailes ouvertes, il reste fixé au bas de la vitre arrière gauche, passager clandestin embarqué par le plus étrange des destins. Tous les regards se tournent vers le papillon. « Il nous suit depuis une station-service de Da Nang où nous nous sommes arrêtés il y a deux jours pour mettre de l’essence » poursuit-il, les yeux allumés par l’éclat du bonheur retrouvé. « Il était  dix heures du matin. Le papillon est venu se poser sur le bras de mon frère cadet qui m’accompagne depuis le début du voyage. J’ai tout de suite compris que quelque chose d’étrange était en train de se passer. Un autre  papillon qui vient à nouveau vers nous ! Il est resté impassiblement posé sur le bras de mon frère. Nous l’avons contemplé avec émotion et émerveillement. Je n’ai pas pu l’empêcher de lui parler. Je lui ai parlé, oui. Je lui ai demandé ceci. Si tu es l’âme de notre frère, cher papillon, déplace-toi et pose-toi sur ma main ».
Le papillon a aussitôt déployé ses ailes, il a volé pour se poser sur la main de monsieur Huong, qui a été saisi d’émotion par une telle scène. Le papillon ne les a pas quittés et voyage à leurs côtés depuis Da Nang. Il a passé trois heures immobile sur la boite funéraire, juste au niveau de la tête du défunt. Ensuite, il s’est posé sur le bord de la vitre arrière gauche et pendant deux jours il n’a pas bougé de cette place. Le haut fonctionnaire du ministère, dignitaire du Parti Communiste Vietnamien, révolutionnaire qui a lu Marx et Lénine, qui a combattu Kalachnikov à la main, n’avait jamais parlé à un papillon de sa vie. Irruption de l’irrationnel et du surnaturel dans le monde de la raison humaine ! Il lui a parlé à nouveau : « Veux-tu nous accompagner jusqu’à Thai Binh, terme de notre long voyage, où sera inhumé officiellement Vu Nhu Thuan ? ». Le papillon n’a pas quitté les bras et les mains de ses nouveaux compagnons humains. « On a fermé les portes, on a démarré, on est parti, le papillon est resté posé près de nous, sur la boite funéraire, puis sur la vitre arrière. Il n’a pas bougé. Il est toujours là, regardez ! ». Soudain, le papillon s’envole et s’enfuit de la carlingue du véhicule  par la porte arrière restée ouverte. Stupeur et tremblement ! Consternation dans les rangs du petit groupe ! Le soldat armé s’élance à sa poursuite, un autre homme bondit comme un tigre dans les airs, les bras tendus vers le volatile, le chauffeur fait un saut de singe et déboule dans le fossé, tous courent à sa poursuite, stupéfaits, affolés, paniqués, comme si un bombardier B52 allait jaillir dans le ciel. Mais non : personne ne craint la chute de bombes, on redoute le départ d’un gentil papillon inoffensif ! J’ai su plus tard que la femme médium assistante de Phan Thi Bich Hang, aurait fait une prière à ce moment-là, pour essayer de sauver la situation, en disant au papillon : « Ne fuis-pas, pourquoi fuis-tu si tu es l’âme du mort ? Si tu fuis, c’est que tu as peur de quelque chose ou de quelqu’un. Cet étranger qui est là avec nous n’est pas un soldat Américain mais un journaliste Français, c’est un ami. Ne fuis pas ! Reviens papillon ! ». Elle parlait de moi. Les membres du petit groupe se précipitent dans les fourrés du fossé de la route numéro Un. Le papillon s’est posé sur une sorte de fougère tropicale. Le frère de Huong s’approche de lui, à pas lents, les bras tendus, l’œil fixe, comme un chasseur photographique, comme un guerrier attendri, et je vois ses mains fines et douces se refermer  doucement sur l’animal,
Il le capture enfin, sort du fossé, revient souriant vers le véhicule comme s’il venait de trouver la pierre philosophale, le calice du Graal, ou la clef de l’univers. L’ambiance se détend. Les visages retrouvent calme et sérénité. Après cet incident imprévu, les ondes s’apaisent. Le papillon retrouve sa place dans le véhicule. L’âme du mort est revenue ! Monsieur Huong soulagé m’adresse un regard de bienveillance comme s’il voulait me dire : « quoi qu’il arrive, ce papillon est bel et bien l’âme de mon frère. Il ne peut plus nous quitter maintenant ». Il s’agit d’un papillon tropical appartenant à l’espèce des Demoleus. Originaire des Philippines, fréquent en Asie du Sud-Est, il vole par tous les temps même quand le ciel est couvert, ce qui est le cas depuis plusieurs jours que nous sommes dans le centre du Viêt Nam. D’ordinaire, le papillon est un être volage, fantaisiste, imprévu dans ses vols et ses trajets. N’est-il pas appelé « Farfala » en italien, d’où dérive l’adjectif français farfelu ? N’est-ce pas là tout son charme ? Le papillon Demoleus de monsieur Huong ne bouge pas et comprend les intentions humaines, semble-t-il. Ce n’est donc pas un papillon conforme à la définition péjorative des cours de morale : un lépidoptère peu sérieux, instable, imprudent, beau mais fragile, sur lequel il ne faut pas trop compter. Je me suis longtemps identifié au papillon, dois-je avouer, et ce merveilleux lépidoptère me hantera jusqu’à la fin de mes jours. Au bord de la route Mandarine, c’est une étonnante leçon de philosophie et de spiritualité asiatique qui est en train de s’écrire, dans toute sa splendeur poétique et fantastique. Soudain, en un éclair, l’inconscient a surgi dans le conscient. Les vieilles croyances et les mythes de la Grèce antique ont volé à mon secours, traversant les océans et les continents plus vite qu’un e-mail, pour donner un sens à cette scène vietnamienne, insolite, inattendue et d’une beauté digne d’un conte de fée moderne. Petite remontée dans le temps : Psyche est le mot que les Grecs anciens employaient pour désigner à la fois l’âme et le papillon. Aristote est le premier philosophe à homologuer cette définition dans son livre Historia Animalum, écrit en l’an 344 avant l’ère chrétienne. Chez les Grecs, le papillon représentait l’âme et l’immortalité. Combien de fois les artistes et les peintres de la Renaissance, inspirés par la mythologie grecque, n’ont-ils pas représenté l’âme des morts s’échappant de la bouche des défunts  sous forme de papillon ? Les Grecs vénéraient les papillons pour cette raison. Les Vietnamiens aussi.
Au Viêt Nam, on pense que cet animal est unique car à la différence de l’oiseau né dans l’œuf et qui prend vite sa forme définitive, le papillon naît d’abord sous forme de larve qu’on appelle chenille, et celle-ci devient nymphe qu’on appelle aussi chrysalide. Au terme d’une incroyable métamorphose, cette étrange forme se mue ensuite en papillon. Sur ce petit corps terminé par des antennes, des ailes sublimes grandissent, fines et fragiles, dessinées et peintes comme des œuvres d’art. A l’image du papillon, l’homme aussi ne devrait-il pas se débarrasser un jour de son enveloppe d’origine pour se métamorphoser et devenir un esprit voué au Vrai, au Beau et au Bien ? Symbole de la femme au Japon quand il est seul, et de l’Amour quand ils sont deux, les papillons nippons portent aussi une dimension esthétique et sentimentale qui ne peut laisser l’homme d’Asie indifférent. Que nous ayons oublié en Europe cet aspect symbolique et mythique du papillon est un stupide accident de l’esprit humain. Ne réduire ce trésor de la nature qu’aux catalogues savants et aux répertoires des entomologistes et des lépidoptéristes laissent les poètes et les artistes dans l’insatisfaction. N’y voir en outre qu’un élément du phénomène nommé l’effet Papillon, concept créé par E.N. Lorenz, dont on parle tant dans l’actualité, cela me désole. Pour Lorenz, l’effet Papillon se résume ainsi : une simple perturbation, un simple battement d’ailes de papillon, peut avoir des conséquences considérables et imprévisibles dans le monde, à des milliers de kilomètres de l’endroit où le papillon a battu des ailes.
Depuis Aristote, le papillon a accompagné les pensées et les songes des hommes sensibles au-delà de la raison raisonnante. Le papillon n’est-il pas un divin mystère ? Il craint le monde et le jour, car il est un être fragile qui peut se brûler les ailes sur les lampes humaines, un être de l’éphémère qui ne vit pas longtemps mais dont la beauté relève du mystère de la création. Le regard de la terre et les mains des prédateurs le font parfois fuir comme l’Amour. Le regard des Vietnamiens regroupés dans ce véhicule ne le font pourtant pas fuir, au contraire, le papillon Demoleus s’est attaché à eux, il ne les quitte plus. Je le regarde, je le photographie et je dessine ce magnifique être ailé dont les yeux à multiples facettes semblent méditer devant les monuments commémoratifs du 17ème parallèle : c’est le secret du papillon noir. « Je m’attache mais on ne m’attache pas », telle serait sans doute la réponse de ce Demoleus au questionnaire de Proust, si j’avais le don comme Monsieur Huong de savoir lui parler…Mais, cher lecteur, l’histoire n’est pas encore finie. La fin est encore plus belle que le début. Si vous êtes insensible, refermez ce livre. Il n’est pas pour vous.
J’ai quitté Monsieur Huong sur la ligne du 17ème parallèle en promettant de lui rendre visite à Hanoi, lors de mon prochain passage. Il a repris la route du nord, accompagné de ses acolytes et comparses de voyage. Le véhicule tout-terrain a disparu au loin sur la vieille route Mandarine, sous un tumulte de nuages bas et gris, emportant dans une boite un trésor spirituel plus précieux que tout l’or des banques du Viêt Nam. Deux jours plus tard, une fois de retour à Thai Binh, les membres du clan ont sorti les restes du soldat de la boite pour les transférer dans une urne funéraire traditionnelle, taillée dans du bois teinté de rouge, et sculpté de motifs d’animaux sacrés dont un dragon doré, un symbole céleste dans la mythologie bouddhiste vietnamienne. Une grande cérémonie a été organisée dans la maison familiale des Vu. Les parents, les enfants, les petits-enfants, les grands-parents, ils étaient tous là. Le père du soldat Thuan approche des quatre-vingt dix ans et parle un bon français. Il était en première ligne du cortège, noble et digne dans son chagrin de père en deuil. Le cortège funèbre incluaient les anciens, les cousins proches et éloignés, les oncles et les tantes, les collatéraux, les amis, les villageois, les compagnons, les anciens combattants, ainsi que les représentants du comité populaire et du Parti Communiste Vietnamien, des centaines d’hommes et de femmes, marchant dignement, la tête enroulée dans un bandeau blanc en tissu (le signe du deuil au Viêt Nam). Ils ont défilé dans la fumée d’encens, les mains jointes, la tête inclinée, devant l’urne funéraire du soldat retrouvé, pour lui rendre hommage. Dans le grand salon transformé en chapelle funèbre, des kyrielles de guirlandes, de couronnes et de bouquets de fleurs blanches embellissaient la pièce du sol au plafond, tandis qu’au centre de celle-ci, un petit autel votif montrant la photo du défunt avait été disposé entre des bâtons d’encens, près de l’urne funéraire toujours recouverte du drapeau rouge vietnamien.
Invité d’honneur de ces longues cérémonies, le compagnon ailé des membres du clan Vu n’aurait jamais eu l’idée de s’envoler. Au fil des heures de prières et de litanies, le papillon noir a montré qu’il était une âme noble et constante et non un farfelu instable. Il était toujours fidèle au poste, posé d’abord pendant quatre heures sur une nappe jaune, puis sur un grand rideau en tulle bleue transparente. Voyant que l’animal montrait des signes de fatigue, monsieur Huong a attendu le moment propice pour le prendre dans ses mains et le déposer sur l’étoile jaune du drapeau recouvrant l’urne. C’est alors que le papillon à commencer son voyage dans l’au-delà. Petit à petit, il a replié ses ailes majestueuses sur son corps minuscule, comme s’il souhaitait s’endormir. Lentement, il a quitté ce monde, pour se laisser mourir. Dans l’après-midi, accompagné des musiciens en uniforme blanc de la fanfare militaire le long cortège a traversé le village, pour se rendre à pied jusqu’à une rizière appartenant à la famille Vu, où les restes du soldat ont été enterrés. Au pied de la stèle en pierre gravée au nom de Vu Nhu Thuan, et portant les marques d’honneur de la patrie reconnaissante (To Quoc Ghi Cong), le papillon immobile et déjà mort avait été posé sur un grand bouquet de fleurs blanches par une main diligente. Ce fut sa dernière demeure. C’est là qu’il a quitté le monde des vivants, après avoir accompli sa mission terrestre. Le papillon noir entra dans l’éternité au moment même où l’urne se recouvrit de terre.
Rentré à Paris, j’ai rencontré un ami sur un trottoir de la rue Jacob. Je lui ai dit un peu mon voyage et je commençais à lui narrer l’affaire du papillon. Accoudé à sa voiture, il m’a regardé alors d’un drôle d’air, j’ai compris. Collé sur son pare-brise, un papillon : 30 euros pour stationnement interdit. Alors j’ai pensé qu’ici en France, au contraire de là-bas au Viêt  Nam, les papillons ne naissaient pas des âmes des morts mais des aubergines bien vivantes.